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Cuillère d’apôtre, Neuchâtel vers 1670

Les pièces d’argenterie antérieures au milieu du XVIIIe siècle sont devenues extrêmement rares en Europe continentale. L’argenterie, valeur-refuge depuis des lustres, a souvent pâti des revers de fortune et s’en est allée rejoindre par dizaines de milliers de kilos les creusets des fondeurs; le cas le plus célèbre reste le mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour renflouer les caisses du royaume de France, nous privant à tout jamais de ces commodes en argent massif qui devaient être aussi belles que pénibles à nettoyer. Les antiquaires les plus endurcis pleurent souvent à l’évocation de ce cauchemar.

C’est pourquoi nous sommes heureux de vous présenter aujourd’hui cette très belle et rare cuillère d’apôtre en argent massif, fabriquée à Neuchâtel vers 1670 par l’orfèvre Claudy Cortaillod.

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Cuillère d’apôtre, Claudy Cortaillod, Neuchâtel vers 1670 (photo Le Garde-Temps Antiquités).

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Cuillère d’apôtre, Claudy Cortaillod, Neuchâtel vers 1670 (photo Le Garde-Temps Antiquités).

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Détail du cuilleron gravé d’un décor de fleur et de feuilles dans le prolongement du manche (photo Le Garde-Temps Antiquités).

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Détail des poinçons: à gauche, l’aigle chevronnée de Neuchâtel; à droite, le poinçon de maître (photo Le Garde-Temps Antiquités).

Si le poinçon de maître (deux C de part et d’autre d’une fleur de lys) est publié par François de Vevey dans son manuel en 19851, l’orfèvre n’est toutefois pas encore identifié. Il faut attendre 1993 et la publication du catalogue d’exposition sur l’orfèvrerie neuchâteloise pour une attribution définitive de ce poinçon à Claudy Cortaillod2.

On ne sait pas exactement quand est né Cortaillod; sans doute aux alentours de 1640. On sait en revanche que, le 23 novembre 1663, il a été reçu au sein de la « Compagnie des favres, maçons et chapuis » dont dépendaient les orfèvres (et plus généralement tous ceux qui maniaient le marteau). Encore membre de la Compagnie en 1692, il meurt à la fin du XVIIe ou au tout début du XVIIIe, mais en tout cas avant 17093.

Cet orfèvre est connu par le biais de deux cuillères, conservées au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel4:

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Cuillère, Claudy Cortaillod, Neuchâtel, 2e moitié du XVIIe siècle. MAH Neuchâtel, cote AA4225.

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Cuillère, Claudy Cortaillod, Neuchâtel, 2e moitié du XVIIe siècle. MAH Neuchâtel, cote AA4224.

Ces cuillères présentent les mêmes caractéristiques que la nôtre: manche facetté à six pans terminé par une figure anthropomorphe, en argent fondu, rapportée et dorée; large cuilleron assez peu profond en forme de figue et une forte attache en « queue de rat » du manche sur le cuilleron. Les dimensions sont très proches (AA4224: 16,1 cm / AA4225: 15,6 cm / la nôtre: 16,1 cm).

Sur notre exemplaire, des traces d’évents de coulée sur le manche et à l’attache du cuilleron suggèrent une ébauche grossière de la forme au moule avant la finition par martelage.

Le décor gravé naturaliste de fleurs et de feuilles se retrouve sur d’autres cuillères suisses de la même période, comme en témoigne notamment ce très bel exemplaire zurichois conservé dans les collections du MET à New-York:

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Maître Johannes I Weber (reçu maître en 1642 – mort en 1680), Zurich vers 1670. MET New-York, cote 13.42.127

Pourquoi « cuillère d’apôtre »?
On appelle ainsi les cuillères dont la figure anthropomorphe terminale est celle d’un apôtre, en général reconnaissable à ses attributs. Il s’agit peut-être, dans notre cas,  de Saint-Jacques le Mineur, représenté les deux mains sur sa massue; à moins qu’il ne s’agisse de Saint-Jude, qui porte aussi parfois une massue, ou de Saint-Jacques le Majeur avec son bâton de pèlerin.

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Détail de la figure d’apôtre. On devine des restes ténus de dorure. Hauteur du sujet: 2,2 cm (photo Le Garde-Temps Antiquités).

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Détail de la figure d’apôtre, de dos. On devine des restes ténus de dorure. Hauteur du sujet: 2,2 cm. On voit sur le manche le négatif laissé par l’évent de coulée (photo Le Garde-Temps Antiquités).

Ces cuillères, très populaires en Angleterre et en Allemagne, sont attestées dans la littérature depuis le début du XVIe siècle en tout cas: en 1516, il est fait mention de « XIII sylver spones de J ‘hu et XII Apostells » dans le testament d’un certain Amy Brent5.

C’est à peu près à ces dates, à savoir au début du règne de Henry VIII, que les conservateurs du Victoria & Albert Museum de Londres datent l’essor de popularité de ces cuillères en argent, que l’on offrait volontiers en cadeau de baptême: le nouveau-né était ainsi placé sous la protection tutélaire de l’apôtre, que l’on avait choisi en fonction des affinités familiales, alors que l’argent symbolisait la fortune que l’on espérait voir pleuvoir sur la tête du filleul – d’où l’expression « naître avec une cuillère en argent dans la bouche ». En outre, les vertus antiseptiques du métal étaient parfaitement adaptées à l’usage des enfants6.

Les plus riches parrains offraient des sets complets, de douze cuillères (une par apôtre) plus une (Jésus ou Marie). Outre celui mentionné dans le testament d’Amy Brent en 1516, on en connaît deux autres, cités dans l’inventaire des joyaux du roi Henry VIII, mais ces trois ensembles sont perdus. Dispersés au cours des siècles et des héritages, les ensembles complets qui sont parvenus jusqu’à nous sont d’une extrême rareté: l’un, daté de 1527, est conservé à la Huntington Library (Californie); l’autre, daté de 1536-37, se trouve au British Museum7:

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Exceptionnel ensemble de 13 cuillères (12 apôtres et la Vierge), Londres 1536-37. La forme est ici typiquement anglaise, avec un manche facetté fixé à la naissance du cuilleron, sans attache proéminente en « queue-de-rat ». British Museum Londres, cote 1981,0701.2.

Deux sur treize?
Revenons maintenant, si vous le voulez bien, à nos exemplaires neuchâtelois. La première cuillère du Musée de Neuchâtel (AA4225 / 15,6 cm) est terminée par une figure d’Amour sur un globe ailé et tenant arc et flèche; il ne s’agit donc pas d’une cuillère d’apôtre mais d’une cuillère profane, comme il en existe de rares exemplaires (en Angleterre, on connaît 4 cuillères avec une représentation de sauvage, une espèce d’homme poilu symbolisant le désir et la luxure; il est bien clair que l’on ne devait pas offrir ce genre d’ustensile à un nouveau-né).

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Détail de l’Amour de la cuillère AA4225, MAH Neuchâtel.

La seconde nous intéresse davantage. Ses dimensions sont identiques à la nôtre (16,1 cm) et la figure terminale est celle de la Vierge:

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Détail de la Vierge (de dos) de la cuillère AA4224, MAH Neuchâtel.

Notre exemplaire et celui du Musée neuchâtelois ont-ils fait partie du même ensemble? Malheureusement, notre cuillère porte sur le manche des initiales de propriétaire (FLB) qui ne correspondent pas à celles gravées sur la cuillère du musée (S.B et M.M).

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Détail des initiales gravées sur le manche (photo Le Garde-Temps Antiquités).

Mais ces initiales peuvent avoir été gravées postérieurement, par exemple après la dispersion de l’ensemble lors d’une succession.

Le mystère reste entier, mais c’est si agréable de rêver.

Cuillère d’apôtre
Argent massif partiellement doré
Orfèvre Claudy Cortaillod (~1640 / avant 1709, reçu maître en 1663)
Neuchâtel, vers 1670
Longueur: 16,1 cm
Poids: 25 g

 


1 François-Pierre de Vevey, Manuel des orfèvres de Suisse romande, Sotheby’s, Fribourg 1985, p. 189, n° 1265.
2 Caroline Junier Clerc et Vincent Krenz (dir.), Orfèvrerie neuchâteloise du XVIIe au XXe siècle, catalogue d’exposition (20 juin – 28 novembre 1993), Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, 1993, p. 62, notice MAH 15.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 86-87, notices 35 et 36 dont sont tirées les illustrations.
5 Caryl Coleman, « Apostle spoons » in: Charles Hebermann, Catholic Encyclopedia 1, New-York 1913 (source Wikipedia, Apostle spoon, consultée le 21.09.2017).
6 Informations tirées des notices en ligne sur le site V&A Museum.
7 Timothy Schroder, English Domestic Silver 1500-1900, National Trust, 1988, p. 46 sqq. (l’ensemble est daté de 1532 par Schroder; on retiendra plutôt la datation fournie par le British Museum).

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La révocation de l’Édit de Nantes et l’orfèvrerie romande

Nous sommes très heureux d’ouvrir à nouveau nos colonnes à M. Nicola Gervasoni, qui nous fait l’amabilité de bien vouloir nous présenter une partie de sa collection d’argenterie ancienne de Suisse romande.

La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, a provoqué l’exil hors de France de nombreux artisans. On retrouve parmi eux, dès la fin du 17e siècle, des orfèvres talentueux établis en Angleterre, aux Pays-Bas, en Prusse mais aussi en Suisse romande. Leur arrivée dans nos contrées avec un savoir-faire abouti a permis à l’orfèvrerie locale d’être propulsée à des sommets. A notre époque marquée par des positionnements parfois très chauvins face aux mouvements de population, voici un exemple historique qui nous prouve, s’il le fallait, l’enrichissement que représente la migration.

Prenons l’exemple de deux familles d’artisans: les Dautun et les Potin.

Comme nous l’explique Erwin Dick dans un article de la revue historique vaudoise de 1959, Pierre Dautun, originaire du Languedoc, est né à Portes dans les Cévennes, haut lieu du protestantisme. Il émigre à Morges pour cause de religion. Notaire, il sera reçu bourgeois en 1706. Trois fils sont issus de son mariage avec Judith Bourguet. L’aîné suivra les traces de son père comme notaire et les deux autres, Daniel et Jean-Pierre, seront orfèvres sans que cette tradition ait pu être tracée dans la famille. Intéressons-nous à Jean-Pierre (1704-1768) qui exerce son métier à Morges. Peu de pièces sont connues de lui. Le Musée national suisse possède une paire de plateau de service sur trois pieds aux armes de Mestral.

Nous vous présentons ici un pot piriforme rehaussé d’une anse en bois noirci. L’objet a une esthétique classique des productions françaises de la même époque, vers 1750. Les poinçons d’orfèvre, de ville et de titre se cachent sous le pied. Il est probable qu’il contenait de l’eau en réserve afin de la verser dans une théière quand celle-ci était vide. Sa contenance de 500 ml semble en effet trop importante pour y mettre du lait ou de la crème.

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Pot à eau, Jean-Pierre Dautun, Morges vers 1750 (collection et photo de l’auteur)

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Pot à eau, Jean-Pierre Dautun, Morges vers 1750 (collection et photo de l’auteur)

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Pot à eau, Jean-Pierre Dautun, Morges vers 1750. Poinçons d’orfèvre, de ville et de titre (collection et photo de l’auteur).

Mais l’orfèvre le plus connu du 18e siècle à Lausanne est sans conteste son fils Pierre-Henri (1729-1803), qui s’est associé à son beau-frère Elie Papus, originaire du Périgord (1713-1793) dès 1762. L’atelier Papus-Dautun a été l’atelier lausannois du 18e siècle le plus important et le plus productif, avec près de 600 pièces recensées. L’esthétique française laisse la place dès les années 1780 à l’influence de nouvelles formes venues d’Angleterre. Le Musée historique de Lausanne possède une large palette d’objets, très bien illustrés dans le livre de Christian Hörack (L’argenterie lausannoise des XVIIIe et XIXe siècles, le luxe discret des grandes familles, Musée historique de Lausanne, 2007).

Une cuillère à saupoudrer le sucre aux armes de Constant-Rebecque est présentée ici. Le modèle filet classique s’apparente aux pièces françaises de cette époque. Le repercé est plus simple, provincial ose-t-on dire, mais de facture élégante. On retrouve les poinçons de ville, d’orfèvre et de titre habituel de l’argenterie lausannoise.

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Cuillère à saupoudrer, Pierre-Henri Dautun et Elie Papus, Lausanne vers 1780 (collection et photo de l’auteur)

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Cuillère à saupoudrer, Pierre-Henri Dautun et Elie Papus, Lausanne vers 1780. Détail des armoiries de Constant-Rebecque (collection et photo de l’auteur)

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Cuillère à saupoudrer, Pierre-Henri Dautun et Elie Papus, Lausanne vers 1780. Détail du cuilleron repercé (collection et photo de l’auteur)

Intéressons-nous maintenant à la famille Potin. La dispersion des collections du château d’Hauteville, en 2014, a permis au Musée historique de Lausanne d’acquérir le bâton du juge Jean-François Grand (élu le 3 avril 1758 juge de Lausanne), réalisé très certainement par l’orfèvre Philibert Potin II.

 

 

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Détail du pommeau du bâton du juge Grand, gravé de ses armoiries, attribué à Philibert Potin II, Lausanne 1758 (photo Musée historique de Lausanne)

Philibert Potin II (1707-1782) est le fils de Philibert et le frère d’Antoine, qui exerçait le même métier mais sur Genève. Né à Paray-le-Monial en Bourgogne, il se réfugie à Lausanne en 1736 et devient bourgeois de Jouxtens-Mézery en 1744. Il a exercé principalement seul comme orfèvre, hormis une période en association avec son frère entre 1737 et 1742. On a connaissance d’un long séjour qu’il aurait fait en 1764 à Paris pour parfaire son art. Ceci nous rappelle que des liens persistaient avec la France dont l’influence artistique reste prépondérante à l’époque de Louis XV. Outre sa célébrité récente pour le somptueux bâton de juge, Philibert Potin II semble avoir joué un rôle important dans la fixation des canons esthétiques du célèbre bougeoir trompette. Icône de l’argenterie lausannoise du 18e siècle, porte-étendard des familles de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie locale et bernoise (rappelons-nous que le territoire vaudois est alors bernois!), la production de ce modèle a perduré bien au-delà du siècle des Lumières puisque l’unique entreprise suisse d’orfèvrerie qui a survécu, Jezler, en a produit jusqu’à récemment dans sa forme classique.

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Petit bougeoir trompette par Jezler, milieu du XXe siècle (collection et photo de l’auteur)

Pas moins de 35 paires de bougeoirs trompettes de Potin ont été conservées. Haut de 24 cm, le bougeoir présenté ici s’organise autour d’un nœud central. Des flammes courbées et stylisées de longueur différentes rayonnent verticalement à partir de celui-ci et la base s’évase pour créer un socle rond chantourné à six accolades. Christian Hörack nous explique que, bien que présents dans d’autres pays, les bougeoirs trompette ont connu un essor très particulier à Lausanne, d’abord avec un socle octogonal puis dans la forme plus aboutie que nous vous présentons aujourd’hui.

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Paire de bougeoirs trompette par Philibert Potin II, Lausanne vers 1770 (collection et photo de l’auteur)

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Bougeoir trompette par Philibert Potin II, Lausanne vers 1770. Détail du noeud central (collection et photo de l’auteur)

Les œuvres de Philibert Potin II sont connues pour leur esthétisme très abouti.

Antoine Potin qui a exercé principalement à Genève a eu un fils également orfèvre, Jacques-Sigismond (1746-1816) dont nous vous présentons un pot à lait piriforme sur trois pieds, de forme très classique dans cette deuxième moitié du 18e siècle.

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Pot à lait, Jacques-Sigismond Potin, Genève vers 1790 (collection et photo de l’auteur)

Ces familles ont été accueillies dans nos contrées et ont trouvé un terrain propice au développement de leur commerce et de leur art. Nous ne pouvons que remercier nos aïeux d’avoir eu l’audace de les laisser prospérer.

Nicola Gervasoni

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Sucrier en argent, Paris 1756-1762

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Sucrier en argent, Paris entre 1756 et 1762. Diamètre au col: 10,5cm – hauteur: 13cm – poids: 387g (photo Le Garde-Temps).

Voici, parmi nos dernières acquisitions, un très joli petit sucrier, ou pot à sucre, élaboré dans un atelier d’orfèvre parisien entre le 1er octobre 1756 et le 1er octobre 1762, sous la régie des fermiers généraux Éloy Brichard et Étienne Somfoye.

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(Photo Le Garde-Temps).

Le poinçon du maître-orfèvre est effacé, de même que le poinçon de jurande qui nous aurait permis d’affiner la datation. Par contre, le poinçon de charge est lisible dans le couvercle; le poinçon de décharge pour les menus ouvrages d’argent (une coquille) est très bien insculpé sur le rebord du couvercle et sur le haut du col. Le sucrier a été poinçonné postérieurement à la Minerve (avec contremarque à la bigorne), sans doute au milieu du XIXe siècle.

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Détail des poinçons: à gauche, Minerve 1er titre; à droite, poinçon de décharge (coquille) (photo Le Garde-Temps).

Notre sucrier se présente sous une forme qui a été élaborée vers 1740, inspirée directement de celle du pot à oille. Le corps rond en balustre est supporté par quatre pieds fondus et rapportés, en sabots de biche et aux attaches en palmette; le fond du sucrier est enveloppé d’un motif de feuille aux nervures très légèrement estampées, dont le bord est amati pour en accentuer le relief. Les anses figurent des branches terminées par un motif en feuille, repris en gravure sur le corps du sucrier. Le col est souligné par une frise de cercles et de cartouches gravés en alternance. Le sucrier est orné d’un monogramme (JFO), vraisemblablement postérieur.

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Détail du corps et de son registre décoratif (photo Le Garde-Temps).

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Anse en branche fleurie, fondue et rapportée, poursuivie sur le corps du sucrier par un décor gravé (photo Le Garde-Temps).

Le couvercle est très finement décoré d’un registre de rinceaux au repoussé, surlignés par des lignes amaties, et de tiges de fleurs et de feuilles gravées. La prise figure un fruit en graine sur une terrasse de feuilles.

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Détail du couvercle (photo Le Garde-Temps).

En guise de comparatif, on peut citer un pot à sucre réalisé à Marseille par Augustin Delaporte vers 1780, qui présente un registre décoratif très approchant, notamment au niveau des pieds et du fond:

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Vente Drouot, 2007 (2400 euros)

Sucre en morceaux ou sucre en poudre?

La question du contenu se pose souvent au collectionneur de ces très beaux contenants du XVIIIe siècle. Si la plupart des couvercles des sucriers de ce type ne sont pas pourvus d’encoche pour laisser passer le manche d’une cuillère, il existe, dès les années 1750, des modèles à couvercle ajouré:

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Sucrier par Jean-Baptiste Nolin (1750-1751) et son présentoir par François Joubert (1750-1756). On notera le motif de feuille à légères nervures du présentoir, très semblable à celui de notre sucrier. La rareté combinée de l’encoche et du présentoir a permis à ce sucrier d’atteindre aux enchères la somme de 18’500 euros en 2007 (photo Sotheby’s).

Le nôtre a été pourvu d’une encoche après la finition de l’objet: le travail, quoique très soigné (la découpe est ourlée d’un filet d’argent), empiète très légèrement sur le décor. Il est fort probable que ces sucriers, encochés ou non, aient coexisté, et tous les deux pour le service du sucre en poudre, comme le précise Joseph Gilliers dans Le Cannameliste français (1751; cité par Bilgi Kenber dans Les Cuillers à sucre, 2005, p. 24), qui distingue des sucriers pour les cabarets [entendez la table sur laquelle on servait le thé], dans lesquels on met du sucre cassé par morceaux & les sucriers d’argent, dans lesquels on met du sucre en poudre.

Même si la typologie des pièces de forme du XVIIIe siècle n’est pas très claire – elle ne l’était déjà pas à l’époque, où on utilisait indifféremment plusieurs appellations pour décrire le même objet – il semble cependant que la distinction entre les deux types de sucriers ait été assez flagrante à l’époque pour que Gilliers prenne le soin de la préciser.

Le pot à sucre en argent était donc présenté sur la table des desserts, où il a pris la place du sucrier à poudre – ou saupoudroir – au tournant des années 1740. Le saupoudroir est un très bel objet cylindrique, sommé d’un dôme repercé, attesté dans l’usage depuis le début du XVIIe siècle déjà: en 1615, le cardinal de Joyeuse en possède un dans sa vaisselle (Kenber 2005, op. cit., p. 22). Paul Scarron, en 1651, parle d’une marâtre « qui était assez avare pour avoir un jour fait appetisser les trous de son sucrier »… (cité par Kenber 2005, op. cit., p. 22). Les modèles Louis XIV, décorés de lambrequins, sont particulièrement recherchés.

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Orfèvre Gilles Gouel, Paris 1707-1708. Grand sucrier à poudre (photo RMN)

On servait le sucre avec une cuillère ajourée, dont l’invention est plus ou moins contemporaine de celle du pot à sucre. Il est probable que tous les sucriers d’argent aient eu des présentoirs assortis, mais ceux-ci sont rarement conservés. Ces présentoirs permettaient de récupérer le sucre tombé à la sortie du pot et, surtout pour les modèles de sucriers à couvercles non ajourés, d’y poser la cuillère. Le plan horizontal qu’ils offrent à la vue vient en outre contrebalancer harmonieusement la forme un peu trapue du corps en balustre.

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Cuillère à sucre du maître-orfèvre Éloi Guérin, Paris 1756-1762 (photo Le Garde-Temps).

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Notre sucrier en situation avec la cuillère à sucre d’Éloi Guérin. (photo Le Garde-Temps).

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Détail. Le sucre de canne moulu est parfaitement adapté pour le saupoudrage: il tient parfaitement dans la cuillère jusqu’à ce qu’on décide de « sucrer les fraises »… (photo Le Garde-Temps).

Le sucre en morceaux

Pour les boissons chaudes – thé, café et chocolat – on se servait plus volontiers de sucre cassé à même le pain. Si l’invention du sucre en morceaux calibrés remonte au milieu du XIXe siècle, l’utilisation de fragments de sucre solide est attestée depuis le XVIIe siècle déjà, comme on peut le voir sur certaines natures mortes du peintre hollandais Pieter Gerritsz van Roestraten (1630-1700):

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On peut voir sur ce tableau, à côté des tasses en porcelaine de Chine et d’un sucrier couvert, des fragments de sucre candi (Private Collection Johnny Van Haeften Ltd.)

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Sur cet autre tableau de van Roestraten, un bol contient des morceaux de sucre blanc (notez les belles cuillers à thé en vermeil à queue-de-rat).

L’utilisation des morceaux de sucre au début du XVIIIe siècle est confirmée d’une manière définitive et somptueuse par le nécessaire de Marie Leczinska, offert par Louis XV en 1729 à l’occasion de la naissance du Dauphin, et conservé aujourd’hui au Musée du Louvre. Ce nécessaire contient, outre un pot à sucre en porcelaine chinoise montée, une très élégante pince à sucre.

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Le sucrier en porcelaine montée du nécessaire de la Reine. Orfèvre Cousinet, Paris 1729 (Musée du Louvre, photo RMN).

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La pince à sucre en vermeil du nécessaire de la Reine. Orfèvre Cousinet, Paris 1729 (Musée du Louvre, photo RMN).

Le sucrier de la Reine, en porcelaine montée, semble confirmer la distinction établie par Gilliers et indiquer une habitude qui a eu cours tout au long du XVIIIe siècle, à savoir le service du sucre en morceaux pour les boissons chaudes dans des vaisseaux de porcelaine ou de faïence, assortis au service. Un très beau tableau de Liotard nous en donne la confirmation pour les années 1781-1783:

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Nature morte au thé, par Jean-Etienne Liotard (1781-1783). Le sucre est servi dans un simple bol, accompagné d’une très belle pince en vermeil ajouré.

Le service à thé et à café complet en argent fait son apparition assez tardivement, au début du XIXe siècle, en même temps que les imposantes ménagères munies d’une multitude d’ustensiles spécialisés. C’est à cette époque qu’apparaissent des pots à sucre en argent, élaborés au modèle des autres pièces de forme, comme on peut le voir sur cet ensemble de l’orfèvre Odiot, des années 1820:

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Service à thé par Odiot, Paris vers 1820 (photo RMN).

En conclusion, on peut ajouter que le XVIIIe siècle français privilégie la pièce d’orfèvrerie en tant que telle, et qu’il s’est distingué dans l’invention de modèles spécifiques destinés à répondre à de nouveaux besoins, alors que le XIXe siècle se préoccupera davantage de l’impression d’ensemble livrée par des services complets.

Et, surtout, n’hésitez pas à débattre en commentaires de cette question essentielle qu’est le service du sucre au XVIIIe siècle!

Pot à sucre couvert en argent massif, Paris 1756-1762. Diamètre au col: 10,5cm / hauteur: 13cm / poids: 387g. VENDU

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À propos d’un coffre neuchâtelois

Nous sommes heureux d’ouvrir nos colonnes à M. Nicola Gervasoni, qui nous propose aujourd’hui de retracer l’histoire d’un coffre de mariage neuchâtelois. Par l’heureux hasard d’une vente aux enchères, ce coffre a réintégré en 2015 la famille pour laquelle il avait été élaboré en 1598!

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Coffre de mariage en noyer sur son piétement d’origine. Neuchâtel, 1598.

Peu avant Noël, le 11 décembre 1598, Benoît Chambrier (1578-1637) fils de Pierre II, receveur général des finances du comté, s’unit à Isabeau Merveilleux. Il a 20 ans et le mariage avec la fille de Jean III Merveilleux, conseiller d’État, scelle l’union entre deux puissantes familles patriciennes neuchâteloises. Ils habiteront le château d’Auvernier, près de Neuchâtel, que le père de Benoît a racheté aux Tribolet et transformé. Comme de nombreux Chambrier, il fera carrière au service du comté comme maire de la Côte. Il sera également receveur du prieuré de Môtier (1610) et de Valangin (1612).

Pour ne pas déroger à la coutume de cette époque, les beaux-parents offrent, avec la dot de leur fille, un coffre richement décoré et orné d’armoiries. Le linge, l’argenterie et d’autres effets personnels y prennent place. A la fin du 16e siècle, le coffre est une pièce de mobilier de prestige, souvent très soignée.

Malheureusement, peu d’éléments de la vie d’Isabeau Chambrier nous sont parvenus. Sa date de naissance n’est pas connue. On sait en revanche qu’elle meurt le 14 octobre 1606 à la Neuveville, où son époux administrait les biens que la famille possédait dans cette région. Sa tombe est conservée dans l’église du Saint-Esprit avec l’inscription suivante : « Cy gist l’honeur, la vertu et la grâce. Ils sont tous 3 enclos dans ce tombeau. Après la mort honorans Ysabeau qui les portoit au coeur et en sa face».

Le couple donne naissance à un fils unique, Pierre (1604-1668).

Benoît Chambrier se remarie en 1608 avec Dorothée de Wyttenbach. Le coffre sera transmis à leur fille cadette Anne, belle-fille d’Isabeau Chambrier, qui épouse Jérémie de Goumoëns. Il reste alors dans cette famille puis passe à la famille Couvreu de Deckelsberg qui le propose en vente aux enchères en 2015.

Par un clin d’œil de l’histoire, c’est un descendant direct de Benoît et d’Isabeau Chambrier qui se portera acquéreur de ce coffre, 417 ans après l’événement qu’il célèbre.

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Le coffre chez son nouveau propriétaire, descendant direct de Benoît et d’Isabeau Chambrier.

Nous avons donc affaire ici à un coffre de mariage en noyer très richement sculpté. Comme nous l’explique Olivier Clottu dans son fascicule sur les coffres neuchâtelois (Olivier Clottu, Le coffre neuchâtelois, Cahiers de la société d’histoire et d’archéologie du canton de Neuchâtel, 1986), la face antérieure est conçue comme la façade d’un édifice. C’est probablement à travers les ébénistes bourguignons que la Renaissance italienne a étendu en Suisse son registre décoratif typique. Quatre panneaux sculptés de rinceaux végétaux où se retrouvent des motifs de dauphins alternent avec des pilastres à chapiteaux corinthiens. Une frise géométrique les encadre sur le haut et le chiffre 1598 est inscrit entre les socles des pilastres.

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Détail d’un panneau.

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Détail d’un pilastre et de son chapiteau corinthien.

Le piétement à traverse est sculpté et ajouré de motifs de dauphins à deux têtes stylisés sous forme de volutes. En symbolique, ces animaux marins, amis de l’homme, conduisent son âme vers le bonheur éternel. Belle promesse pour un mariage! Les deux dauphins sont encadrés à gauche par les armoiries de la famille Merveilleux, à savoir celles du père de la mariée, et à droite par les armoiries Wurstemberger, celles de la mère de la mariée. C’est une tradition de mettre les armoiries des parents de la promise sur un coffre offert avec la dot. Une autre tradition veut parfois que ce soient les armoiries du couple marié qui y figurent, comme on peut le voir par exemple sur le coffre offert en 1589 à l’occasion du mariage de Pierre II (père de notre Benoît) avec sa seconde épouse Esabeau de Graffenried qui se trouve au Musée historique de Berne.

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Les armoiries Merveilleux.

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Les armoiries Wurstemberger.

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Détail d’une poignée de transport en fer ciselé.

Une serrure à clé sur la face supérieure, magnifiquement ciselée, permet d’ouvrir le coffre. Recouvert de papier bleu, probablement au 18e siècle, l’intérieur est équipé de la traditionnelle « boîte à sel » qui permettait à la fois de ranger papiers et petits objets précieux et de maintenir le couvercle du coffre en position ouverte.

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Détail de la serrure en fer forgé, rehaussé de ciselures.

Nous ne savons pas quel artisan a créé cette pièce maîtresse de mobilier mais le musée historique de Berne conserve le coffre de mariage des parents d’Isabeau Chambrier, attribué à des ébénistes bernois. Peut-être en est-il de même pour le nôtre.

Les coffres sont une pièce typique du mobilier au 16e et 17e siècle. Des plus simples qui ont pour origine le monde paysan aux plus richement ornés pour les familles patriciennes, leur production s’étend jusqu’au 18e siècle mais nous pouvons en trouver des exemples plus tardifs. Ils disparaissent progressivement au bénéfice d’une nouvelle pièce de mobilier : la commode.

Nicola Gervasoni

Coffre de mariage en noyer massif aux armes Merveilleux et Wurstemberger sur son piétement d’origine, Neuchâtel, 1598. Dimensions: 160 x 90 x 63 cm. Collection particulière.

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Couverts en argent, Claude Lemire, Paris 1725

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Photo Le Garde-Temps

Cette partie de ménagère en argent massif est l’œuvre de Claude Lemire, marchand-orfèvre parisien né en 1698. Apprenti de Samuel Gaudé en 1714, il fait insculper son propre poinçon le 23 juin 1725:

Fleur de lys couronnée, deux grains, CLM, un Saint Esprit.

Domicilié rue de Gesvres, puis rue de Bussy en 1748, les gardes certifient le 8 mars 1751 qu’il a remis son poinçon et requis la pension.

Les couverts sont bien marqués des quatre poinçons réglementaires: le poinçon de maître décrit ci-dessus, les poinçons de charge (A couronné) et de décharge (soleil) utilisés à Paris entre 1722 et 1727 et le poinçon-date de la maison commune (ou jurande) pour 1725 (I couronné).

Pour une explication détaillée du poinçonnage au 18e siècle, on pourra se reporter au billet consacré à une cuillère à saupoudrer de 1766, sur ce même blog.

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Photo Le Garde-Temps

Henry Nocq nous apprend dans Le poinçon de Paris (d’où est tirée notre notice biographique), que Lemire a dû remplacer, le 9 août 1725, son poinçon jugé trop gros par un semblable plus petit. Or, les poinçons de maître présents sur nos exemplaires mesurent effectivement près de 8 millimètres au lieu des 5 réglementaires. Nous avons donc ici affaire au premier poinçon de Claude Lemire, ce qui nous permet de situer l’exécution de cette ménagère entre le 23 juin 1725 et le 9 août de la même année. Un tel degré de précision est rare dans la datation de l’argenterie française de l’Ancien Régime.

Rares également les ménagères complètes de cette époque; à la fin du XVIIe siècle et au tout début du XVIIIe encore, chacun a son couvert serré dans un écrin individuel. On commence à trouver des ménagères à partir de la Régence (vers 1715-1720), limitées à 6 ou 12 personnes – sans la débauche d’ustensiles de service spécialisés qui ne seront à la mode qu’au XIXe siècle. Les ménagères XVIIIe sont rangées dans de très élégants coffrets à couverts en bois naturel ou recouverts de maroquin doré au fer.

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Set de couverts individuels dans leur écrin, Soleure vers 1710

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Coffret à couverts en acajou rehaussé d’appliques en argent, Londres vers 1775.

Il est très intéressant de noter que la forme des couverts se fixe presque définitivement dans le premier quart du XVIIIe siècle, pour ne pratiquement plus évoluer jusqu’à nos jours. Nos fourchettes sont donc en quelque sorte des archétypes. Les cuillères, quant à elle, sont encore dans une tradition XVIIe siècle, avec un cuilleron effilé et une attache du manche en « queue-de-rat ».

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Couverts de la fin du XVIIe. Les fourchettes sont encore à trois dents.

Partie de ménagère (trois fourchettes et deux cuillères) en argent massif (950/1000) par Claude Lemire, Paris 1725. Longueur : 19 cm (fourchette) et 19,8 cm (cuillère). Poids total : 338 g.

 

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Ecuelle, François Gautheron, Genève vers 1730

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

L’écuelle à bouillon, nous dit Françoise Deflassieux dans Le Guidargus de l’argenterie française (éditions de l’Amateur, Paris 1988), « est un petit légumier peu profond, à fond plat, posé sur un présentoir qui peut servir d’assiette, muni de deux oreilles pour y boire comme dans un bol, et garni d’un couvercle plat ou pyramidal sommé d’une prise en forme de graine ou de fruit. L’écuelle est un objet individuel, que l’on ne trouve jamais en série, ni même en paire; sa place n’est pas dans la salle à manger, mais dans la chambre, elle sert pour le bouillon du matin, pour le repas des malades et des accouchées. L’écuelle est d’ailleurs un cadeau de naissance apprécié. Objet de luxe, l’écuelle est, comme l’aiguière, particulièrement soignée; on n’en connaît guère de médiocres. Les plus belles ont un décor rocaille d’une grande finesse; les plus prestigieuses sont en vermeil, et plus spécialement fabriquées à Strasbourg (accompagnées souvent d’un couvert, et dans un écrin). Les plus anciennes écuelles remontent au XVIIe siècle, les plus récentes ne vont pas au-delà des dernières années de l’Ancien Régime ».

Nous pourrions apporter ici un petit complément, à savoir qu’il existe des paires d’écuelle – certes fort rares – et que la production s’est poursuivie au XIXe, et même au XXe (il existe des exemplaires chez Puiforcat, par exemple), mais il est vrai toujours sur des canons fixés au XVIIIe siècle.

Françoise Deflassieux nous apprend également qu’à l’époque de la rédaction de son livre, les écuelles étaient fort prisées des collectionneurs d’argenterie civile, et donc fort chères: elle rapporte des prix oscillant entre 200’000 et 500’000 francs français pour les plus soignées, et entre 20’000 et 50’000 pour des exemplaires plus communs. Comme pour toutes les autres pièces d’argenterie, ce sont l’ornementation, la qualité, l’ancienneté et la notoriété du poinçon de maître qui restent les principaux critères – auxquels j’en rajouterai un plus personnel: la beauté de la patine et l’éclat inimitable de l’argent ancien.

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Notre exemplaire porte deux poinçons:

le poinçon de maître-juré: si les données précises concernant le système de poinçonnement utilisé à Genève au XVIIIe siècle font défaut, nous savons par l’ordonnance officielle du 18 juillet 1701 sur l’Etat des Orfèvres que les maîtres-jurés étaient nommés pour trois ans et qu’ils confectionnaient un poinçon aux armes de la Ville (aigle et clé) avec leurs initiales. Le nôtre porte les lettres IC, et peut correspondre à deux maîtres:

– Jacques Clerc, né en 1671, mort en 1736, Maître orfèvre en 1699 et maître-juré en 1714, 1730-1732.

– Jacques Chapuis, né en 1699, mort en 1764, maître orfèvre en 1724 et maître-juré en 1729 et 1731.

Poinçon tiré du de Vevey, p. 55

Nous couvrons donc une période allant de 1714 à 1732. Cependant, François-Pierre de Vevey dans son Manuel des orfèvres de Suisse romande (Sotheby’s, Office du Livre) incite à la prudence, en citant des objets des années 1760 munis de poinçons de maîtres-jurés actifs en 1705… Il faut préciser que tous les maîtres-jurés ne sont pas connus, et que des incertitudes peuvent subsister dans l’attribution d’un poinçon. Il convient donc d’affiner la datation par l’étude du poinçon d’orfèvre et par le style de l’œuvre.

le poinçon de maître-orfèvre: le poinçon n’est pas très lisible; cependant, on reconnaît l’empattement caractéristique d’un -F dans la première lettre, et une boucle qui semble correspondre à un -G. Le seul candidat est François Gautheron, né à Valence en 1681 et mort à Genève en 1749, reçu maître-orfèvre le 23 février 1720. On sait qu’il présenta, comme chef-d’œuvre, une paire de chandeliers et une cafetière. Une théière conservée dans une collection particulière porte son poinçon ainsi que celui du maître-juré décrit plus haut. Comme Gautheron a été reçu maître en 1720, cela nous permet de réduire la fourchette chronologique en écartant 1714; nous voilà donc entre 1729 et 1732.

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Poinçons tirés du de Vevey, p. 55

On peut observer sur cette photo, au-dessus du poinçon de maître-juré, un striche laissé par l’essayeur chargé de tester la teneur en argent (950/1000).

Le style de l’objet, enfin, vient confirmer notre attribution au premier tiers du XVIIIe siècle. Les prises, terminées par un bouton, sont délicatement chantournées et décorées de palmettes sur un fond amati; ce décor est caractéristique des écuelles Régence.

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Une écuelle dijonnaise, datée entre 1722 et 1727 et réalisée par l’orfèvre Brunot, (maître en 1686), vendue par Tajan à Paris le 27 mai 1987, présente de grandes similitudes avec notre exemplaire: la profondeur du bol, la forme et le décor des prises.

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F. Deflassieux, Le Guidargus de l’argenterie française, p. 82

Une autre écuelle, exécutée par J. Leveneur à Grenoble entre 1731 et 1735, vendue par Gaucher le 24 novembre 1986, présente, pour la même fourchette chronologique, les mêmes particularités stylistiques; le décor des prises et du bouton toutefois plus orné.

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F. Deflassieux, Le Guidargus de l’argenterie française, p. 83

Écuelle à bouillon en argent massif par François Gautheron, Genève 1729-1732, poinçon de maître-orfèvre et de maître-juré. Largeur aux anses : 27 cm. Poids total : 350 g. VENDU

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Légumier couvert, Denys Frankson, Paris 1784

Photo Le Garde-Temps / collection privée

Rendons une nouvelle fois hommage au 18e siècle français avec ce légumier couvert – ou pot à oille – d’une rare élégance. Le terme légumier est ici un faux ami, car cette vaisselle était surtout destinée à la présentation des ragoûts et autres plats en sauce.

La pureté de la forme et la sobriété de l’argent uni sont délicatement compliquées par le travail figuratif des anses en branches de céleri et du frétel en graine sur sa terrasse de feuillage.

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Le monogramme W, sur le couvercle et sur le corps du légumier, paraît plus récent. Par contre, les initiales S. V. gravées sur le rebord du couvercle sont bien certainement celles d’un des premiers propriétaires:

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Les poinçons sont très bien marqués: le poinçon de charge (Paris 1783-1789) et de jurande (Paris 1784), et surtout le poinçon du maître Denys Frankson, que l’on observe le plus souvent sur des oeuvres estimables (Henry Nocq, le poinçon de Paris).

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Le poinçon de décharge pour les gros objets (Paris, 1783-1789) a été apposé sur le cerclage en argent du pied. Il est intéressant de noter que ce cerclage, amovible, a reçu l’année précédente, en 1783, un poinçon de jurande et de décharge pour les petits objets, insculpés sur la face interne.

Pour une explication détaillée du poinçonnage au 18e siècle, on pourra se reporter au billet consacré à une cuillère à saupoudrer de 1766, sur ce même blog.

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Photo Le Garde-Temps / collection privée

Denys Frankson est reçu maître à l’Hôpital de la Trinité le 8 janvier 1765. Cet Hôpital, à Paris, accueillait depuis le règne de Henri II des artisans franchisés qui insculpaient leurs poinçons indépendamment de la guilde de Paris.

Le 21 janvier de la même année, Frankson fait insculper le poinçon Fleur de lys couronnée, deux grains, DF, un triangle.

Le 29 janvier 1773, il est reçu maître orfèvre à Paris. Il fait biffer son poinçon de la Trinité et, le 6 février 1773, fait insculper son nouveau poinçon: Fleur de lys couronnée, deux grains, DF, une crosse d’évêque. C’est ce dernier poinçon qui orne notre légumier.

Le poinçon de Frankson se retrouve parfois en association avec celui du très grand orfèvre parisien Pierre Germain; peut-être faut-il y voir la preuve d’une collaboration, voire d’une association entre les deux artistes.

La dernière mention de Frankson dans le registre de la guilde le situe quai de l’Horloge en 1791.

Légumier couvert en argent massif par Denys Frankson, Paris 1784, poinçon de maître-orfèvre, de charge (Paris 1783-1789), de jurande (Paris 1784) et de décharge (Paris, 1783-1789). Largeur aux anses : 30 cm. Poids total : 935 g.

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Cuillère à saupoudrer, Paris 1766

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Photo Le Garde-Temps

Photo Le Garde-Temps

Hors de question, messeigneurs, de puiser à pleines grosses mains sales dans le sac de sucre de canne fraîchement débarqué du navire. Non. Il faut pour cette denrée rare et précieuse, en provenance des Antilles, un ustensile ad hoc qui naîtra bientôt de l’imagination fertile des orfèvres nantais : la cuillère à saupoudrer apparaît au cours du deuxième quart du XVIIIe siècle, vers 1735.

Pendant ce temps, le forgeron du port achevait de bricoler ses entraves pour le prochain départ du négrier.

Mais ne cassons pas l’ambiance.

Photo Le Garde-Temps

La cuillère à saupoudrer que nous avons le plaisir de soumettre à votre jugement est une très belle illustration de l’orfèvrerie parisienne sous Louis XV. Le modèle est au filet, et le cuilleron présente un repercé de grande qualité : réalisé au foret et à la scie dite à repercer, le motif de lames et de rinceaux obtenu est d’une rare élégance. La spatule est gravée d’armes (non identifiées pour l’instant).

Photo Le Garde-Temps

Photo Le Garde-Temps

Elle est bien frappée des quatre poinçons, réglementaires depuis la réforme fiscale de Colbert en 1672 instaurant un droit sur la fabrication des objets en métal précieux (le droit du Roi) : le poinçon de maître, le poinçon de charge, le poinçon de jurande et celui de décharge.

Photo AB pour Le Garde-Temps

Le poinçon de maître : Le poinçon est celui de Germain Chayé. Fils d’Antoine Chayé, maître savetier, il entre le 13 février 1739 comme apprenti chez Claude Dargent, à l’âge de 15 ans et 10 mois. Le 7 mai 1755, établi sur le pont au Change, il fait insculper deux poinçons:

Fleur de lys couronnée, deux grains, GC, une ancre

Rappelons que le poinçon d’orfèvre devait comporter obligatoirement une fleur de lys couronnée, deux points (dits grains de remède), les initiales de l’orfèvre et un différent (à savoir un motif permettant de différencier les homonymes; ici, une ancre). Les grains de remède symbolisent la marge d’erreur tolérée dans le titre de l’argent: celui-ci devait titrer à 957/1000; chaque grain valant 3,5g environ, le titre minimum autorisé était donc de 950/1000.

Le poinçon de l’orfèvre était frappé sur l’ébauche de la pièce, ce qui explique qu’il soit parfois difficile à déchiffrer. L’orfèvre avait d’ailleurs parfois le droit de refrapper son poinçon une fois la pièce finie.

Photo AB pour Le Garde-Temps

On voit sur la photo ci-dessus (le poinçon mesure cinq millimètres de haut) la déformation due au travail sur l’objet après insculpation du poinçon.

Le maître-orfèvre apportait ensuite son objet, toujours à l’état d’ébauche, au bureau du Fermier général qui apposait son poinçon (droit du Roi):

le poinçon de charge : ce poinçon certifie que l’ébauche a été présentée au bureau du Fermier (chargé par le Roi de percevoir la taxe sur les métaux précieux); l’orfèvre, une fois la pièce terminée, devra s’acquitter du droit du Roi (voir ci après poinçon de décharge). Ce poinçon est constitué par la lettre ou le symbole de la région monétaire dont dépend l’orfèvre (ici un A pour Paris). La lettre reste la même de 1672 à 1789, mais son dessin est modifié à chaque nouveau Fermier général (soit tous les six ans). On reconnaît ici le poinçon de Jean-Jacques Prévost, utilisé à Paris de 1762 à 1768:

Photo AB pour Le Garde-Temps

Il s’agit d’un A couronné avec palmes (hauteur: 6 mm), lui aussi déformé par le travail effectué sur l’objet après insculpation. Ci-dessous, en vignette, le dessin du poinçon original:

CHARGE1762BIS

L’orfèvre devait également soumettre son objet à la Maison commune où les gardes de la corporation,  organisée en jurande, apposaient leur poinçon:

le poinçon de jurande : ce poinçon garantit le titre de l’alliage à 957/1000, avec une tolérance de 7 grammes (les deux grains de remède). Apposé par la communauté des orfèvres, il comporte une lettre couronnée, renouvelée chaque année: la lettre date, qui nous permet aujourd’hui de dater la pièce avec précision. Ici, le C pour 1766:

Photo AB pour Le Garde-Temps

Également insculpé sur l’objet ébauché, il est parfois très effacé (hauteur du poinçon: 5mm). A noter que ces deux poinçons, de charge et de jurande, sont apposés simultanément; très souvent le Fermier dispose d’un bureau dans les locaux de la Maison commune.

L’orfèvre repartait avec son objet sous le bras pour achever son travail. Pour pouvoir vendre sa pièce, il devait s’acquitter auprès du Fermier général de la taxe prévue lors de l’insculpation du poinçon de charge. Une fois l’impôt payé, le Fermier apposait son poinçon de décharge (qui changeait également tous les six ans): ici, la tête de braque de profil choisie par Prévost (1762-1768):

Photo AB pour Le Garde-Temps

Très petit (il mesure 2 millimètres), il est le seul poinçon apposé une fois la pièce finie; il est donc souvent parfaitement identifiable. On remarquera ici la qualité du travail de gravure pour un poinçon aussi petit!

Vous voilà maintenant prévenus: si désormais vous devez sucrer les fraises, faites-le avec raffinement. Le dix-huitième siècle français a tout prévu.

Cuillère à saupoudrer par Germain Chayé, Paris 1766, poinçon de maître-orfèvre, de charge (Paris 1762-1768), de jurande (Paris 1766) et de décharge (Paris, 1762-1768). Longueur : 21,5 cm. Poids total : 99 g. VENDU

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Louis-Eugène Dupont

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Louis-Eugène Dupont est né à Troinex le 22 août 1839. Ingénieur diplômé de l’Ecole polytechnique de Zurich, il participe dans les années 1860 à la construction du tramway de Genève. Député au Grand Conseil genevois en 1866, il part ensuite en Russie construire des lignes de tram, à Riga puis à Saint-Pétersbourg où il s’installe en 1873.

En 1875, M. Dupont est nommé Consul général de Suisse à Saint-Pétersbourg. Il prend sa retraite le 18 mars 1900 et retourne à Genève.

A l’occasion de son départ de Russie, les colons suisses de Saint-Pétersbourg lui offrent un magnifique et énorme album photographique, présenté comme un joyau dans un boîtier de palissandre à vitre biseautée; le coffret, gainé de soie moirée écrue, mesure 50 centimètres sur 41, pour 15 centimètres de hauteur…

L’album est relié en plein cuir grainé havane, enrichi en bordure d’une lingotière en argent. Sur le plat, sous l’écusson suisse émaillé, figure la dédicace au consul (A Monsieur Eugène Dupont, consul général de la Colonie Suisse St Petersbourg), ses initiales et les dates de son service (1875-1900), en lettres d’argent ajourées. Les tranches sont également argentées.

Photo Le Garde-Temps (cliquez sur les photos pour agrandir)

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Table de salon japonisante

photo Le Garde-Temps

Cette table de salon a été conçue par Georges Descomps. Signée au revers du plateau, elle est aussi datée du 1er avril 1905 (joie suprême).

Elle mesure 79 cm de long, 52.5 cm de large et 71.5 cm de hauteur.

Georges Descomps, né à Agen en 1870 et mort à Nérac en 1935, était le frère de Jean-Bernard (1872-1948), célèbre notamment pour ses pâtes de verre réalisées à Nancy en collaboration avec Walter. Sculpteur et peintre, nous lui consacrerons prochainement un article illustré des quelques pièces en notre possession.

À en juger par la beauté de cette table de salon, Georges n’a rien à envier à son frère – mais, à notre connaissance, aucune autre œuvre de lui n’est répertoriée dans les collections publiques. Lire la suite