Les pièces d’argenterie antérieures au milieu du XVIIIe siècle sont devenues extrêmement rares en Europe continentale. L’argenterie, valeur-refuge depuis des lustres, a souvent pâti des revers de fortune et s’en est allée rejoindre par dizaines de milliers de kilos les creusets des fondeurs; le cas le plus célèbre reste le mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour renflouer les caisses du royaume de France, nous privant à tout jamais de ces commodes en argent massif qui devaient être aussi belles que pénibles à nettoyer. Les antiquaires les plus endurcis pleurent souvent à l’évocation de ce cauchemar.
C’est pourquoi nous sommes heureux de vous présenter aujourd’hui cette très belle et rare cuillère d’apôtre en argent massif, fabriquée à Neuchâtel vers 1670 par l’orfèvre Claudy Cortaillod.
Si le poinçon de maître (deux C de part et d’autre d’une fleur de lys) est publié par François de Vevey dans son manuel en 19851, l’orfèvre n’est toutefois pas encore identifié. Il faut attendre 1993 et la publication du catalogue d’exposition sur l’orfèvrerie neuchâteloise pour une attribution définitive de ce poinçon à Claudy Cortaillod2.
On ne sait pas exactement quand est né Cortaillod; sans doute aux alentours de 1640. On sait en revanche que, le 23 novembre 1663, il a été reçu au sein de la « Compagnie des favres, maçons et chapuis » dont dépendaient les orfèvres (et plus généralement tous ceux qui maniaient le marteau). Encore membre de la Compagnie en 1692, il meurt à la fin du XVIIe ou au tout début du XVIIIe, mais en tout cas avant 17093.
Cet orfèvre est connu par le biais de deux cuillères, conservées au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel4:
Ces cuillères présentent les mêmes caractéristiques que la nôtre: manche facetté à six pans terminé par une figure anthropomorphe, en argent fondu, rapportée et dorée; large cuilleron assez peu profond en forme de figue et une forte attache en « queue de rat » du manche sur le cuilleron. Les dimensions sont très proches (AA4224: 16,1 cm / AA4225: 15,6 cm / la nôtre: 16,1 cm).
Sur notre exemplaire, des traces d’évents de coulée sur le manche et à l’attache du cuilleron suggèrent une ébauche grossière de la forme au moule avant la finition par martelage.
Le décor gravé naturaliste de fleurs et de feuilles se retrouve sur d’autres cuillères suisses de la même période, comme en témoigne notamment ce très bel exemplaire zurichois conservé dans les collections du MET à New-York:
Pourquoi « cuillère d’apôtre »?
On appelle ainsi les cuillères dont la figure anthropomorphe terminale est celle d’un apôtre, en général reconnaissable à ses attributs. Il s’agit peut-être, dans notre cas, de Saint-Jacques le Mineur, représenté les deux mains sur sa massue; à moins qu’il ne s’agisse de Saint-Jude, qui porte aussi parfois une massue, ou de Saint-Jacques le Majeur avec son bâton de pèlerin.
Ces cuillères, très populaires en Angleterre et en Allemagne, sont attestées dans la littérature depuis le début du XVIe siècle en tout cas: en 1516, il est fait mention de « XIII sylver spones de J ‘hu et XII Apostells » dans le testament d’un certain Amy Brent5.
C’est à peu près à ces dates, à savoir au début du règne de Henry VIII, que les conservateurs du Victoria & Albert Museum de Londres datent l’essor de popularité de ces cuillères en argent, que l’on offrait volontiers en cadeau de baptême: le nouveau-né était ainsi placé sous la protection tutélaire de l’apôtre, que l’on avait choisi en fonction des affinités familiales, alors que l’argent symbolisait la fortune que l’on espérait voir pleuvoir sur la tête du filleul – d’où l’expression « naître avec une cuillère en argent dans la bouche ». En outre, les vertus antiseptiques du métal étaient parfaitement adaptées à l’usage des enfants6.
Les plus riches parrains offraient des sets complets, de douze cuillères (une par apôtre) plus une (Jésus ou Marie). Outre celui mentionné dans le testament d’Amy Brent en 1516, on en connaît deux autres, cités dans l’inventaire des joyaux du roi Henry VIII, mais ces trois ensembles sont perdus. Dispersés au cours des siècles et des héritages, les ensembles complets qui sont parvenus jusqu’à nous sont d’une extrême rareté: l’un, daté de 1527, est conservé à la Huntington Library (Californie); l’autre, daté de 1536-37, se trouve au British Museum7:
Deux sur treize?
Revenons maintenant, si vous le voulez bien, à nos exemplaires neuchâtelois. La première cuillère du Musée de Neuchâtel (AA4225 / 15,6 cm) est terminée par une figure d’Amour sur un globe ailé et tenant arc et flèche; il ne s’agit donc pas d’une cuillère d’apôtre mais d’une cuillère profane, comme il en existe de rares exemplaires (en Angleterre, on connaît 4 cuillères avec une représentation de sauvage, une espèce d’homme poilu symbolisant le désir et la luxure; il est bien clair que l’on ne devait pas offrir ce genre d’ustensile à un nouveau-né).
La seconde nous intéresse davantage. Ses dimensions sont identiques à la nôtre (16,1 cm) et la figure terminale est celle de la Vierge:
Notre exemplaire et celui du Musée neuchâtelois ont-ils fait partie du même ensemble? Malheureusement, notre cuillère porte sur le manche des initiales de propriétaire (FLB) qui ne correspondent pas à celles gravées sur la cuillère du musée (S.B et M.M).
Mais ces initiales peuvent avoir été gravées postérieurement, par exemple après la dispersion de l’ensemble lors d’une succession.
Le mystère reste entier, mais c’est si agréable de rêver.
Cuillère d’apôtre
Argent massif partiellement doré
Orfèvre Claudy Cortaillod (~1640 / avant 1709, reçu maître en 1663)
Neuchâtel, vers 1670
Longueur: 16,1 cm
Poids: 25 g
1 François-Pierre de Vevey, Manuel des orfèvres de Suisse romande, Sotheby’s, Fribourg 1985, p. 189, n° 1265.
2 Caroline Junier Clerc et Vincent Krenz (dir.), Orfèvrerie neuchâteloise du XVIIe au XXe siècle, catalogue d’exposition (20 juin – 28 novembre 1993), Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, 1993, p. 62, notice MAH 15.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 86-87, notices 35 et 36 dont sont tirées les illustrations.
5 Caryl Coleman, « Apostle spoons » in: Charles Hebermann, Catholic Encyclopedia 1, New-York 1913 (source Wikipedia, Apostle spoon, consultée le 21.09.2017).
6 Informations tirées des notices en ligne sur le site V&A Museum.
7 Timothy Schroder, English Domestic Silver 1500-1900, National Trust, 1988, p. 46 sqq. (l’ensemble est daté de 1532 par Schroder; on retiendra plutôt la datation fournie par le British Museum).
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